Le regard que nous portons sur les autres a une puissance insoupçonnée. Et si nous prenions conscience du pouvoir qu'il a sur l'identité de l'autre ? Si ce simple acte, ce regard, pouvait non seulement renforcer une personne, mais aussi transformer sa perception d'elle-même et du monde ? C’est le cœur du concept de « l’œil d’amour ».
Sommaire de l'article :
Deux types de regards : celui qui dégrade ou celui qui élève
L’œil arrogant
Michael White est l’initiateur des pratiques narratives. Lors d’un hommage posthume, son complice David Epston a - entre autres – estimé que « ce que Michael White critiquait le plus dans sa pratique de thérapeute était la manière dont les professionnels du soin considéraient ceux qui venaient demander de l’aide ».
Inspiré des travaux de Marilyn Frye, le concept de « l’œil arrogant » désigne l’attitude de certains professionnels, qui adoptent un regard centré sur soi, sur sa propre autorité, qui écrase l’identité de l’autre en la fondant dans la sienne. L’œil arrogant place le point de vue du « professionnel » ou du « spécialiste » comme centre de vérité : c’est un regard qui juge, réduit l’autre à son problème, à ses défauts, à son passé.
Il peut donc dévaloriser l’identité de la personne, en niant sa richesse et son indépendance, et l’enfermer dans une image réductrice, dégradée.
L’œil d’amour, ou le regard Pygmalion
À l’inverse, l’œil d’amour reconnaît pleinement l’indépendance de l’autre, comme une invitation à voir au-delà de nos préjugés et intérêts personnels.
Alice Miller, dans son ouvrage Le Drame de l’Enfant Doué, évoque la manière dont les enfants, et plus largement les individus, ont besoin d’un regard valorisant pour se sentir capables et dignes. Lorsqu’on nous regarde avec amour, nous grandissons en confiance.
C’est là que l’œil d’amour devient véritablement magique : il permet de donner de la légitimité à l’autre. C’est le regard Pygmalion, celui qui croit que l’autre est capable de devenir plus que ce qu’il pense être. Ce regard ne nie pas les failles ou les blessures, mais il les reconnaît dans une optique de guérison et d'évolution.
« Ce regard qui réchauffe le cœur. Ce regard plein d’espoir qui donne envie de se surpasser, qui donne confiance en soi et en l’avenir. Ce regard qui sauve aussi parfois en venant contredire toutes les mauvaises histoires que l’on raconte ou que l’on se raconte sur nous. » (Scherrer, 2022, p.47)
Le praticien narratif : porteur de l’œil d’amour
Une posture décentrée…
La posture décentrée du praticien narratif repose sur ce regard : placée au centre, la personne est considérée comme l’experte de sa vie, comme la mieux placée pour savoir. Le praticien narratif adopte ainsi une position de curiosité : il questionne ce que la personne sait et a à lui apprendre.
Et la réponse à ces questionnements passe par les histoires : celles d’expériences vécues, d’initiatives pour résister aux effets d’un problème, de compétences développées pour faire face aux difficultés, de relations en accord ou non avec ses valeurs…
… et influente
À partir de cette curiosité, le praticien narratif guette les « petits moments scintillants » qui témoignent des capacités et des forces de la personne. Ainsi émergent les histoires alternatives à l’histoire du problème, sous l’influence d’un questionnement qui cherche les « fines traces de vie ». Des histoires où la personne commence à se voir autrement, à s’étonner, même à s’émerveiller de son propre vécu. Des histoires où la personne se relie à ce qui a du sens pour elle.
« Une personne envahie par une histoire de problème, c’est comme un propriétaire qui habiterait une grande maison, mais n’en occuperait qu’une seule pièce. Le praticien narratif va l’inviter, avec ses questions, à aller visiter les autres pièces de la maison.
Il s’agit bien en effet d’habiter pleinement sa vie. » (Scherrer, 2022, p.58)
La magie des rencontres
Un choix conscient
L’œil d’amour n’est pas réservé aux professionnels de l’accompagnement ou de la thérapie.
Chaque jour, nous croisons des personnes dans notre vie, et le regard que nous portons sur elles a un impact immédiat, souvent de manière inconsciente. Un sourire, une parole bienveillante, un prénom prononcé avec attention, ou simplement le fait de les regarder avec respect peut changer leur journée, voire leur vie : un regard d’amour, même furtif, peut constituer l’étincelle qui ravive l’espoir chez quelqu’un, qui lui permet de retrouver sa dignité et sa confiance.
Nous avons un réel impact sur les autres, même à travers des gestes qui semblent minimes.
Une façon de prendre soin de soi
Et prendre soin de l’autre avec ce regard, c’est aussi prendre soin de soi : en contribuant positivement à la vie d’une personne, on participe à notre propre élévation et à notre confiance retrouvée.
Dans les moments de stress ou de difficultés, il est aussi essentiel de repérer le type de regard en soi, car nous portons souvent un œil arrogant sur nous-mêmes. En prendre conscience et faire le choix de revenir à l’œil d’amour vis-à-vis de soi peut changer le cours des choses.
Cette posture d’accueil et de curiosité invite à revisiter nos histoires personnelles, à nous reconnecter aux personnes qui ont su poser sur nous un regard d’amour, et à incarner nos valeurs les plus précieuses dans notre façon de voir autrui : par exemple, si le respect de la différence est une valeur essentielle pour moi, je fais le choix de porter un regard respectueux de la différence sur l’autre.
En résumé
Nous avons tous le pouvoir de changer la vie d’une personne simplement par le regard que nous choisissons de poser sur elle. Cultiver l’œil d’amour, c’est devenir explorateur de l’espoir, porteur d’un regard qui libère, soigne les blessures invisibles et honore la richesse de chaque être rencontré sur notre chemin. Accompagner quelqu’un avec l’œil d’amour, c’est lui permettre de redevenir auteur de sa vie, en accord avec ses principes, ses valeurs, et de redonner du sens et du choix à son existence.
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Lectures pour aller plus loin :
Dina SCHERRER (2021), La magie de la bienveillance. Développez votre regard pygmalion et améliorez vos relations, Éditions Leduc.
Dina SCHERRER (2022), « L’œil d’amour. On devient des gens grâce à d’autres gens ». In Pierre BLANC- SAHNOUN (dir.), Les pratiques de l’approche narrative. Des récits multicolores pour des vies renouvelées, Intereditions.
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